lundi 9 juin 2014

Réussis ton entretien d'embauche



«I AM WHAT I AM.» C’est la dernière offrande du marketing au monde, le stade ultime de l’évolution publicitaire, en avant, tellement en avant de toutes les exhortations à être différent, à être soi-même et à boire Pepsi. Des décennies de concepts pour en arriver là, à la pure tautologie. JE = JE. 

Il court sur un tapis roulant devant le miroir de son club de gym. Elle revient du boulot au volant de sa Smart. Vont-ils se rencontrer ?

« JE SUIS CE QUE JE SUIS. » Mon corps m’appartient. Je suis moi, toi t’es toi, et ça va mal. Personnalisation de masse. Individualisation de toutes les conditions – de vie, de travail, de malheur. Schizophrénie diffuse. Dépression rampante. Atomisation en fines particules paranoïaques. Hystérisation du contact. Plus je veux être Moi, plus j’ai le sentiment d’un vide. Plus je m’exprime, plus je me taris. Plus je me cours après, plus je suis fatiguée. 

Je tiens, tu tiens, nous tenons notre Moi comme un guichet fastidieux. Nous sommes devenus les représentants de nous-mêmes – cet étrange commerce, les garants d’une personnalisation qui a tout l’air, à la fin, d’une amputation.

Nous assurons jusqu’à la ruine avec une maladresse plus ou moins déguisée. En attendant, je gère. La quête de soi, mon blog, mon appart, les dernières conneries à la mode, les histoires de couple, de cul… ce qu’il faut de prothèses pour faire tenir un Moi ! Si « la société» n’était pas devenue cette abstraction définitive, elle désignerait l’ensemble des béquilles existentielles que l’on me tend pour me permettre de me traîner encore, l’ensemble des dépendances que j’ai contractées pour prix de mon identité. Le handicapé est le modèle de la citoyenneté qui vient. Ce n’est pas sans prémonition que les associations qui l’exploitent revendiquent à présent pour lui le «revenu d’existence ».

L’injonction, partout, à « être quelqu’un » entretient l’état pathologique qui rend cette société nécessaire. L’injonction à être fort produit la faiblesse par quoi elle se maintient, à tel point que tout semble prendre un aspect thérapeutique, même travailler, même aimer. Tous les « ça va ? » qui s’échangent en une journée font songer à autant de prises de température que s’administrent les uns aux autres une société de patients. La sociabilité est maintenant faite de mille petites niches, de mille petits refuges où l’on se tient chaud. Où c’est toujours mieux que le grand froid dehors. Où tout est faux, car tout n’est que prétexte à se réchauffer. Où rien ne peut advenir parce que l’on y est sourdement occupé à grelotter ensemble. Cette société ne tiendra bientôt plus que par la tension de tous les atomes sociaux vers une illusoire guérison. C’est une centrale qui tire son turbinage d’une gigantesque retenue de larmes toujours au bord de se déverser.

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