"Je pars du principe qu'il n'y a qu'un crime inexpiable et un seul: approuver les conditions d'existence contemporaines, le contemporain en soi, se réconcilier avec lui, se le concilier. (...)
Il me suffit de prendre connaissance de ce qui se dit, se fait, se vit et s'écrit quotidiennement pour que le grotesque, la sottise ou la malfaisance m'en saute aux yeux. Après quoi, bien entendu, il faut faire ressortir tout ce grotesque et cette malfaisance que personne ne semble voir. C'est un travail entièrement esthétique. Il s'agit que l'hallucinant flot de louanges qui entoure les nouvelles conditions d'existence et leurs aspects les plus révoltants accède à la dignité de la littérature. Ce que l'époque dit d'elle-même à chaque instant, ce qu'elle a de pire ne peut littéralement pas s'inventer: il faut la laisser en parler, lui ouvrir sans cesse les guillemets dans l'espoir qu'elle voie ce qu'elle dit et qu'elle entende ce qu'elle fait. C'est bien plus qu'une activité critique: c'est, à mes yeux, un projet esthétique. (...)
La moralisation effrénée, le terrorisme de la Vertu, la foi intermittente dans le progrès, le repli sur des croyances préhistoriques irrationnelles, la psalmodie des droits de l'homme et toutes les prières, les sanglots et les vœux pieux accompagnant la montée de ces éléments déchaînés m'ont conduit en 1991 à écrire l'Empire du Bien, dont l'incipit résume à mes yeux la nouvelle période: "Nous voilà donc atteints d'un Bien incurable." Ce constat, depuis lors, n'a cessé de se vérifier et ses conséquences de s'amplifier. Treize ans plus tard, nous sommes toujours et plus que jamais ceux qui savent et disent et imposent le Bien. Plus que jamais, nous sommes incapables d'imaginer que ceux qui ne pensent pas comme nous (l'Autre islamique, par exemple, ou le peuple quand il vote "mal") sont ailleurs que dans le Mal (et un mal quasi extra-terrestre). (...)
Il me suffit, devant n'importe quel événement, de prendre connaissance de ses commentaires autorisés (il n'y en a pas d'autres) pour que le désaccord surgisse de lui-même, plus effervescent que jamais. Prenons le crash, à l'aube du 3 janvier 2004, du vol FSH 604, avec plus de 140 personnes à bord. C'est une horreur, bien sûr, une horreur sans nom; mais si on veut être encore vivant, on ne peut pas en rester au chantage à la compassion ni au radotage des médiatiques sur le "travail de deuil" des proches des victimes. Tout autant que quiconque, j'ignore si cette catastrophe est le résultat d'un acte terroriste ou d'un dysfonctionnement, quelque part, dans la quincaillerie du boeing en question. Ce que je sais, c'est que, de tous les crimes occidentaux actuels, le tourisme est assurément l'un des plus inexpiables et des plus approuvés. A lui seul, il résume donc l'époque: un chapelet d'atrocités récitées comme autant de bienfaits. Il ne peut pas y avoir de négociation à ce sujet, pas de discussion. Le tourisme de masse est ce qui s'éloigne le plus de l'idée de civilisation, née en Grèce et avec la Bible. Tout reste encore à dire et à écrire à propos de cette barbarie déferlante. On peut avoir pitié d'un touriste, et lui accorder le bénéfice de l'aliénation, on peut avoir pitié du troupeau d'oies en bermudas qui cancanent et se dandinent au soleil, on peut avoir pitié de ces malheureux qui n'ont plus d'autre ressource que d'identifier leur bonheur à la pêche sous-marine et de payer pour cela; mais il n'est pas possible de manifester la moindre clémence envers le gardeur ou le gaveur d'oies, je veux dire le tour-opérateur, le voyagiste, l'homme au loisir entre les dents. Ce terroriste-là ne mérite aucune miséricorde. Pour en revenir au crash du vol FSH 604, il m'a permis, au plus fort de l'émotion médiatique généralisée, d'apercevoir à la télévision quelques images de Charm-el-Cheikh justement, cette station touristique égyptienne au large de laquelle les vacanciers sont morts. Et qu'est-ce que j'ai vu? La quintessence de l'enfer, une abomination clignotante, une orgie de macdos minables et de discothèques pour pauvres d'esprit, un Las Vegas arabe s'étendant sans pudeur sur un front de mer de synthèse, une superproduction transgénique présentée avec effronterie comme un paradis, et qui n'est qu'un cauchemar blasphématoire où semble s'être inscrite dans le béton comme dans le bleu du ciel la maxime la plus veule des temps modernes: vivre sans temps morts, jouir sans entraves. Je dis blasphématoire parce que Charm-el-Cheikh se trouve à la pointe sud du Sinaï: et on croyait que le vrai Dieu allait laisser faire encore longtemps sans qu'à tout cet hyperréalisme criminel réponde un châtiment approprié? Les terroristes sont certes des criminels de la plus révoltante espèce, mais comment la civilisation qui s'accommode de cette horreur, et lui trouve des attraits, peut-elle oser les qualifier de "nihilistes"? (...)
Le clivage droite-gauche sert à maintenir l'illusion d'un monde et d'une réalité historiques encore décryptables et gouvernables dans les termes de jadis, donc à ne rien voir et ne rien savoir de ce qui se passe concrètement. C'est une diversion qui peut encore marcher un peu, et donner l'impression que tout continue, et que se poursuivent encore les jeux anciens de la dialectique et du hasard; mais elle n'est plus capable comme jadis de retailler le réel à sa guise. Celui-ci la fuit de toutes parts. Elle n'a plus la force de le contenir.
Cette sorte de jurisprudence gauche-droite, chargée de fonctionner à vide et d'intervenir chaque fois qu'il le faut contre une nouvelle réalité absolument sans précédent, bloque l'accès à cette nouvelle réalité, elle-même largement irréelle, en alignant contre cette irréalité intégrale et mondiale ses armées de fantômes puant la naphtaline. Mais pour qui avance les yeux ouverts dans le nouveau monde, ce cadre idéologique n'a plus la moindre signification ni la moindre efficacité. (...)
Il est certain que jamais la servitude, voulue ou imposée, n'a été plus grande, et que nous n'avons encore rien vu en ce domaine. Ce qui ne signifie pas que je mythifie les individus des époques passées, ni que je m'en fais une idée abusivement flatteuse. Etant né dans un monde qui, pour n'être que celui de l'après-guerre, n'en paraît pas moins infiniment éloigné de celui où nous parlons aujourd'hui, ayant donc côtoyé des individus de l'ancienne espèce, je suis bien placé pour n'en avoir pas une opinion exagérément positive. Je me crois assez bien placé aussi pour mesurer les différences entre cette ancienne humanité et la nouvelle, dont la métamorphose ne fait que commencer. C'est cette métamorphose qui m'intéresse, et qui constitue l'un de mes sujets essentiels. Comment s'intéresser à autre chose? Cette métamorphose est si pleine de mystères. Elle relègue loin de nous les interrogations sur "l'homme éternel" qui remplissaient jusqu'à présent l'histoire de la littérature ou de la pensée en général. Qui est ce personnage nouveau, cet individu en cours de désindividuation accélérée, à la fois pornographique et anérotique, à la fois libertariste cynique et moraliste pleurnichard, désaffilié, désinhibé à mort, et qui semble si heureux de filer sur ses roulettes à travers une réalité que j'ai qualifiée un jour de "parc d'abstractions". (...)
Le nouveau vivant, c'est ce personnage mondial que j'ai appelé Homo festivus, qui semble avoir troqué la névrose dont son ancêtre était la proie contre une perversion qui gouverne tous ses actes. Dans l'état pervers, le conflit est externalisé, l'opportunisme balaie la morale, l'amalgame supplante les différences (de générations, de sexe, etc...), la filiation disparaît au profit d'un fantasme d'auto-engendrement perpétuel, et finalement une nouvelle temporalité circulaire, plus ou moins analogue à celle des civilisations primitives, recouvre le temps historique qui lui avait succédé. Voilà la situation. Elle est à faire dresser les cheveux sur la tête, à la manière des pires films d'épouvante; mais elle est au contraire chantée partout comme étant dans l'ordre normal du devenir humain. Et que cette horreur globale ne terrifie plus que quelques attardés révèle mieux que tout que nous sommes entourés de mutants. (...)
Philippe Muray, Exorcismes spirituels Tome 4, page 308 (janvier 2004)